Transmutation d'actinides au PSI: expérience internationale "Megapie"
Le contexte
Un certain nombre de pays, en particulier la France, les Etats-Unis et le Japon, étudient actuellement la question de savoir s'il est techniquement possible d'avoir recours à une irradiation neutronique intense pour transformer des déchets radioactifs à vie longue issus de la production d'énergie en noyaux atomiques à désintégration rapide. On désigne ceci par le terme de "transmutation". En France, la loi oblige même le secteur de la recherche à étudier un tel procédé et à présenter un rapport correspondant d'ici 2006. Au niveau européen, un groupe de travail composé d'experts de renom (le Technical Working Group, TWG) et présidé par Carlo Rubbia, Prix Nobel 1984, est en train d'élaborer un calendrier en vue de la construction d'une installation correspondante de démonstration.
L'idée de base est relativement simple: même en cas de réutilisation du plutonium, on se trouve en présence d'un problème important de radiotoxicité à long terme des déchets nucléaires pour les transuraniens plus lourds (actinides mineurs) qui sont engendrés dans le réacteur par capture neutronique issue de l'uranium 238 contenu dans le combustible. Ces éléments radioactifs d'une durée de vie très longue peuvent subir la fission par des neutrons et pourraient donc en principe être utilisés comme combustible nucléaire. Il se produirait ainsi une transformation en noyaux à vie courte pour l'essentiel, avec libération d'énergie. On rencontre toutefois ici toute une série de difficultés:
La fission des transuraniens exige des neutrons à énergie plus élevée que tel n'est le cas de la fission de l'uranium 235. Un refroidissement par de l'eau de tels réacteurs serait donc impossible car les neutrons seraient freinés trop fortement. C'est pourquoi on discute de la possibilité d'un refroidissement par un gaz ou un métal liquide. Les réacteurs ne devraient pas contenir d'uranium 238 non plus car si tel était le cas, de nouveaux transuraniens se formeraient en permanence. Mais l'effet Doppler, effet important pour la stabilité de l'exploitation de réacteurs classiques puisqu'il fait diminuer la réactivité dans le coeur en cas d'augmentation de la température, se trouverait supprimé. La fission des transuraniens donne lieu par ailleurs à moins d'émetteurs de neutrons ralentis, émetteurs qui, toutefois, sont également importants pour le contrôle du réacteur. Il faudrait donc poser des exigences nettement plus élevées au système de contrôle.
On peut dire en résumé que si la combustion de déchets radioactifs à vie longue est en théorie possible dans des réacteurs critiques, elle réserve dans la pratique des difficultés bien plus grandes que tel n'est le cas de l'exploitation des centrales nucléaires actuelles classiques. C'est pour cette raison qu'est née l'idée de concevoir de telles installations de manière sous-critique par un arrangement correspondant du coeur et d'amener de l'extérieur les neutrons nécessaires pour entretenir le fonctionnement. Une telle installation s'arrête automatiquement lorsque l'amenée de neutrons est interrompue. Pour la production des neutrons supplémentaires, on peut avoir recours au processus de la spallation tel qu'il est utilisé entre autres dans la source de neutrons SINQ du PSI. Avec cette source de recherche, un grand nombre de neutrons est libéré de matériaux lourds tels que du plomb par bombardement avec des particules à haute énergie. Etant donné qu'il faut un accélérateur pour actionner le système, on parle en général de systèmes actionnés par accélérateur (Accelerator Driven Systems, ADS). L'arrangement rencontré par les protons est fabriqué à partir de matériau lourd et désigné par le terme de "cible".
Parallèlement à la question de savoir comment l'exploitation fiable d'un accélérateur de plusieurs mégawatts de puissance de rayonnement peut être assurée, il y a trois problèmes qui font actuellement l'objet de recherches intenses. Il s'agit tout d'abord du développement d'un combustible approprié et du procédé de retraitement correspondant, deuxièmement du couplage d'une source de neutrons externe dans un arrangement sous-critique, et enfin de la conception d'une cible de spallation qui convienne pour une telle utilisation. Ce devrait être une cible composée de métal lourd liquide, un alliage eutectique de plomb et de bismuth. Du fait des conditions techniques préalables déjà présentes, l'accélérateur du PSI et l'installation SINQ conviennent bien pour tester un tel système de cible. On dispose déjà d'un faisceau protonique d'intensité suffisante (avec 2 mA pour 590 MeV, le PSI détient actuellement le record mondial en matière de flux de protons accéléré); de plus, on se trouve en présence d'un blindage suffisant et d'un système d'évacuation de la chaleur convenablement dimensionné. L'installation est toutefois exploitée actuellement avec une cible de plomb solide qui est proche de la limite de la charge thermique possible.
Coopération internationale
Le Commissariat à l'énergie atomique (CEA) français et le Centre de recherche allemand de Karlsruhe ont demandé en 1998 au PSI s'il était prêt à réaliser une expérience de cible avec du métal liquide. En peu de temps, d'autres organismes de recherche ont fait part de leur intérêt pour une participation. La convention de coopération entre le CEA et le CNRS (France), l'ENEA (Italie), le FKZ (Allemagne), le SCK.CEN (Belgique) et le PSI est signée. D'autres ont annoncé leur intérêt, ainsi le JAERI (Japon), le KAERI (Corée), le Département de l'énergie (USA), et le Royal Institute of Technology (Suède). Ceci souligne nettement l'importance attachée dans le monde à ces recherches et aux expériences qu'elles permettront d'acquérir. Ces organismes de recherche fournissent ici davantage qu'une contribution financière dans la mesure où ils travaillent tous activement sur des projets liés aux ADS et exploitent partiellement aussi des équipements de recherche correspondants. Le projet a été lancé entre temps sous le nom de "Megapie" (MEGAwatt PIlot Experiment).
L'intérêt du PSI pour Megapie
Lors de l'utilisation d'une cible en métal liquide dans la SINQ, le faisceau protonique ne devrait plus être bombardé en passant par l'eau de refroidissement comme pour les cibles solides utilisées actuellement. Il en résulterait une radioactivité bien moindre dans l'eau de refroidissement. Ceci entraînerait une charge plus faible pour l'ensemble de l'instrumentation du cycle et un moindre débit de dose dans la centrale de refroidissement. Selon des calculs, la moisson neutronique augmenterait de 50% environ, ce qui serait d'une importance déterminante pour l'utilisation de la SINQ en tant que source neutronique de recherche.
Pourquoi une cible à métal liquide?
En plus des raisons citées ci-dessus, deux autres arguments parlent en faveur de l'utilisation d'une cible à métal liquide dans un futur ADS: d'une part, il devient possible de maîtriser des densités de puissance très élevées, et d'autre part, aucun endommagement structurel de faisceau ne peut se produire dans un liquide.
L'énergie transportée par le faisceau protonique dans la cible est transformée à 60% en chaleur dans celle-ci, ceci pour quelques litres de volume seulement. Le matériau atteint se réchauffe ainsi très rapidement et doit être soumis à un refroidissement intense. Or avec un métal liquide, ce refroidissement ne doit pas intervenir obligatoirement sur le lieu du réchauffement, mais peut se réaliser par transvasement sur un échangeur de chaleur conçu à cet effet. La zone de la cible ne doit donc pas être raréfiée par des canaux de refroidissement. De plus, avec les liquides, des interruptions fréquentes de rayonnement n'entraînent pas une fatigue thermique, comme ceci peut s'observer avec des corps solides.
Un phénomène connu est la modification des propriétés de matériau des corps solides sous irradiation, modification qui se traduit en général par un durcissement et une perte des propriétés plastiques mais qui dépend fortement des conditions d'irradiation, en particulier de la température. Avec une cible à métal liquide, ce problème se présente naturellement aussi dans l'enceinte, mais on a la possibilité de sélectionner un matériau de gainage présentant des propriétés particulièrement favorables en matière de rayonnement sans devoir tenir compte pour autant de son facteur êta (rendement neutronique). De plus, lors du choix de la température d'exploitation, on dispose d'une marge de manoeuvre plus grande qu'avec une cible en matériau solide refroidie à l'eau dont le gainage doit, en plus, être sous pression pour prévenir une ébullition locale de l'eau. Pour pouvoir prendre une décision fondée lors de ce choix de matériau, on incorpore depuis des années dans les cibles SINQ des échantillons d'essai dont les propriétés de matériau sont analysées après irradiation dans le laboratoire chaud. Le matériau de structure préféré à l'heure actuelle est un acier chromé pauvre en nickel qui, en plus de sa faible sensibilité aux radiations, se caractérise aussi par une bonne résistance à la corrosion, une bonne conduction de chaleur et une faible dilatation thermique. Concept de la cible et calendrier
Pour garantir un bon facteur êta, la cible devrait se composer d'un matériau d'un poids atomique le plus élevé possible. Etant donné que la cible doit aussi être liquide, un point de fusion relativement bas est également un avantage. Avec sa masse atomique de 200 et un point de fusion à la température ambiante, le mercure dispose d'une pression de vaporisation relativement élevée, ce qui constitue un désavantage sous l'angle de l'évaporation dans une chambre d'expansion inévitable. Le matériau qui est considéré comme le mieux approprié est un matériau à point d'ébullition élevé tel que le plomb ou le bismuth (nombres de masse 207,2 et 209). Il existe fort heureusement un mélange de ces deux éléments (45% de plomb, 55% de bismuth) qui fond dès 125°C de température. C'est la raison pour laquelle cet alliage a été choisi comme matériau cible pour pratiquement tous les projets menés dans des installations de transmutation, et également pour Megapie. La circulation de cet alliage se fait à l'aide d'une pompe électromagnétique qui fonctionne entièrement sans parties en mouvement et ne nécessite donc pas de maintenance. Une isolation se composant de matériau résistant aux radiations est en l'occurrence nécessaire. A noter que le matériau cible ne doit pas geler si le faisceau protonique subit une défaillance pendant une durée plus ou moins longue. C'est pourquoi on a d'une part aménagé un chauffage auxiliaire dans la cible mais que l'on développe aussi par ailleurs un concept particulier d'évacuation de la chaleur. Ce concept se fonde sur l'utilisation d'un circuit de refroidissement intermédiaire dont la température est supérieure au point de fusion du mélange plomb-bismuth et qui est actionné par un fluide qui, sous pression de l'atmosphère, ne bout qu'au-dessus de la température maximale survenant dans le système. Toute la cuve en acier, qui renferme le métal liquide, est par ailleurs entourée d'une enveloppe de protection. Elle est équipée d'une double paroi vers l'entrée du faisceau protonique et d'un système séparé de refroidissement par de l'eau. La pénétration de gaz comme de métal liquide dans l'espace qui sépare les enveloppes est placée sous surveillance.
Le montage de la cible Megapie dans la SINQ est prévu pour le printemps 2004. Elle restera ensuite en service pendant un an, soit environ la moitié du temps d'exploitation de la cible actuelle à matériau solide. Ceci n'est pas seulement une mesure de précaution, mais s'impose aussi par la date fixée pour la remise du rapport au gouvernement français en 2006. Les analyses de post-irradiation prévues devront être bien avancées en 2005 si plus qu'une seule annonce d'exécution doit être présentée à ce sujet. On travaille donc actuellement intensément sur les détails du concept technique ainsi que sur le rapport de sûreté nécessaire pour l'autorisation de construction.
(Version abrégée par l'auteur d'un article paru dans "PSI-Spektrum" 10/1; voir aussi G.S. Bauer, M. Salvatores, G. Heusener, "Megapie, a 1 MW pilot experiment for a liquid metal spallation target", J. Nucl. Mat. 2001, sous presse)
Source
Günter Bauer et Friedrich Gröschel, Institut Paul-Scherrer, 5232 Villigen PSI