Energie et économie –aujourd'hui et demain
Exposé du Conseiller fédéral P. Couchepin lors de l'assemblée générale de l'ASPEA du 22 août 2000 à Berne
Sur le front de la politique énergétique, l'automne promet d'être chaud en Suisse. Les trois projets concernant les taxes énergétiques et environnementales qui seront mis en votation dans un mois sont politiquement très controversés.
Le Conseil fédéral soutient la norme de base qui concrétise la volonté politique d'entreprendre les premiers pas d'une réforme écologique de la fiscalité. Dire oui à cette disposition, c'est se donner les moyens de faire passer dans les actes une vision politique dans laquelle le facteur économique travail doit être déchargé fiscalement aux dépens du facteur énergie. Il s'agit malgré la relative modestie du projet d'une étape importante dans l'évolution de notre fiscalité. Cette étape est probablement comparable à celle que connurent les systèmes fiscaux lorsque l'impôt de proportionnel devint aussi progressif au nom de la justice sociale. Aujourd'hui, c'est la composante écologique qui est prise en compte.
Le Conseil fédéral, vous le savez, considère que la taxe d'encouragement de 2ct. au maximum et la taxe en faveur de l'environnement de 0,3 ct sont importantes et nécessaires, ce autant pour l'environnement et la santé que pour le maintien de nos centrales hydrauliques et pour la promotion des technologies énergétiques modernes.
Concrètement, deux préoccupations dominent la discussion sur le futur de la politique de l'énergie:
- La crainte de manquer, dans un délai assez rapproché, d'énergies non renouvelables et pour nous vitales telles que le pétrole, le gaz, l'uranium et le charbon.
- Le danger de voir l'humanité menacée par une transformation du climat mondial suite à une production d'énergie à partir des agents fossiles.
Permettez-moi ici d'aborder ces préoccupations et de vous exposer pourquoi, malgré des craintes souvent exprimées, je regarde l'avenir énergétique de la planète avec une grande confiance critique.
"Pénurie"? L'énergie ne va pas nous manquer!
Le débat autour de la question de l'épuisement ou de la pénurie des ressources énergétiques part de l'idée que les économies nationales dilapident les ressources énergétiques non renouvelables (pétrole, gaz, uranium et charbon) et que ces dernières vont rapidement, tout au moins à l'échelle de l'histoire humaine, nous manquer. Je ne crois pas que c'est le cas, même si je suis convaincu que les mesures d'économies qui épargnent l'usage des énergies fossiles sont non seulement souhaitables, du point de vue écologique elles sont indispensables pour des raisons de bon sens aussi.
Les énergies fossiles sont issues de processus qui ont duré des millions et des millions d'années. Elles sont chimiquement extrêmement complexes. Les utiliser pour la combustion, le chauffage, est certainement un usage indigne de leur qualité intrinsèque. L'humanité est de ce point de vue un peu dans la situation d'un propriétaire de meubles de style qui les utiliseraient pour le chauffage sous prétexte qu'il en a trop.
Ces remarques justifient une politique d'économie des énergies fossiles. Elles ne donnent pas pour autant raison à ceux qui prétendent que nous allons rapidement vers un épuisement de ressources. Prenons l'exemple du pétrole: en 1973, on tablait sur 30 ans de réserves. Aujourd'hui, plus de 25 ans après, on admet que les réserves de pétrole actuellement connues suffiront pour 50 ans au moins.
Que s'est-il passé?
Le marché a réagi à temps à la menace d'une pénurie d'énergie. Le pétrole est essentiellement extrait des régions dans lesquelles les coûts de production sont couverts par les prix du marché. Si, comme on le supposait dans les années 1970, ces gisements s'épuisent, les prix commencent à monter du fait que l'on s'attend à un assèchement de l'offre. Cette hausse des prix encourage l'industrie et les ménages à économiser l'énergie, ce qui entraîne une baisse de la demande. La démonstration en a été faite en Suisse. L'effort de l'industrie est à cet égard tout à fait exemplaire.
En même temps, les prix élevés sur le marché favorisent l'exploitation de réserves jusque-là inutilisées ainsi que les investissements dans de meilleures techniques d'extraction et aussi les énergies alternatives, ce qui atténue encore le problème de la raréfaction des ressources. En clair, une pénurie énergétique généralisée n'est pas pour demain. Même au 21e siècle, l'énergie ne va pas nous manquer. Mais une politique active est cependant indispensable pour répondre au défi climatique et aussi par respect pour la qualité des énergies fossiles que j'ai évoquée il y a un instant.
Climat: des efforts doivent être entrepris au niveau international
Le problème de l'énergie fossile ne réside pas dans le caractère présumé épuisable de cette ressource, mais dans la pollution de l'environnement liée à son utilisation. La combustion du pétrole, du gaz et du charbon à des fins énergétiques entraîne des effets locaux (pollution atmosphérique, notamment sous la forme d'oxyde d'azote, NOX) et globaux (gaz à effet de serre, dont le principal est le dioxyde de carbone, CO2).
Le message des scientifiques est clair. L'effet de serre causé par l'homme modifie le système climatique du globe et provoque un réchauffement de la terre. Une action déterminée est donc indispensable pour éviter à terme des dommages et des coûts considérables (p. ex. suite à des épisodes de sécheresse, des inondations, des récoltes perdues et des flux migratoires). La communauté mondiale a reconnu le danger et veut réagir de façon coordonnée: en 1997, le protocole de Kyoto a fixé pour la première fois des objectifs impératifs en vue de réduire les gaz à effet de serre. Dans un premier temps, ces objectifs ne concernent que les pays industrialisés (Etats membres de l'OCDE, pays d'Europe centrale et orientale), qui sont les principaux responsables des émissions. Concrètement, ces pays doivent réduire leurs émissions de 5 pour cent en moyenne par rapport au niveau de 1990 d'ici à la période 2008-2012.
Cet objectif ambitieux ne pourra être atteint que grâce à une amélioration notable des rendements et à une réorientation de la consommation énergétique. La réduction exigée des émissions de gaz à effet de serre va aussi générer des coûts.
Du point de vue économique, l'accord sur l'environnement doit être mis en application au meilleur coût possible. C'est dans ce but que des instruments internationaux, les "mécanismes de flexibilité", sont inscrits dans le protocole. Ces instruments permettent aux Etats industrialisés, selon le principe de la mise en œuvre commune ("Joint Implementation"), de réaliser des projets communs de protection du climat hors frontière où les gaz à effet de serre peuvent être réduits au coût le plus favorable. Le protocole prévoit en outre la possibilité de négocier les droits d'émission à l'échelle mondiale. Des modèles et des expériences pilotes montrent que les projets internationaux de protection du climat et le marché des permis d'émission permettent d'abaisser d'environ un tiers le coût du respect des objectifs de réduction.
Même si la Suisse n'est responsable que pour moins d'un demi pour cent des émissions mondiales de CO2, notre pays doit lui aussi apporter sa contribution à la protection globale du climat. Car, si l'on considère les émissions par habitant, nos 6 tonnes sont bien au-dessus des 2 tonnes de CO2 par habitant que les scientifiques jugent écologiquement supportables.
La Suisse entend ratifier le protocole de Kyoto et le mettre en application sur le plan national avec la loi fédérale sur la réduction des émissions de CO2. Avec cette loi moderne, axée essentiellement sur des mesures librement consenties et ne prévoyant une taxe sur le CO2 que comme "ultima ratio", notre pays est sur la bonne voie en matière de politique du climat.
La loi prévoit aussi le recours aux instruments de la "Joint Implementation" et du marché des droits d'émission, qui ne seraient toutefois que le complément à des mesures mises en œuvre sur le plan national. Car sans action au niveau national, il n'y aurait pas d'incitation à poursuivre dans la recherche et le développement de technologies respectueuses de l'environnement, un domaine dans lequel l'économie et la recherche suisses sont dans le peloton de tête mondial grâce à des normes d'avant-garde en matière d'environnement.
Energies du futur: les mécanismes du marché jouent déjà leur rôle
A long terme, les mesures de protection du climat coordonnées au niveau international et le coût élevé de l'exploitation de nouveaux gisements pétroliers feront monter les prix de l'énergie fossile, ce qui réduira l'attrait du pétrole et favorisera la réorientation de la consommation vers les énergies renouvelables. On peut espérer aussi que la prise de conscience du gaspillage en terme de civilisation que constitue l'usage des énergies fossiles pour la combustion contribuera à cette réorientation.
Du point de vue commercial, les énergies alternatives gagneront en importance au 21e siècle. L'économie a compris la tendance qui va dans le sens de la "décarbonisation" des systèmes énergétiques. Elle a intensifié d'autant la recherche dans le domaine des énergies renouvelables.
Les grandes entreprises opérant dans le domaine énergétique, comme BP Amoco ou Royal Dutch/Shell, déclarent vouloir investir depuis des années des centaines de millions de francs dans la recherche et le développement des énergies alternatives. La firme Daimler-Chrysler et d'autres constructeurs automobiles travaillent au développement de voitures propulsées grâces à des piles à combustible. Du point de vue du rendement et de la protection de l'environnement, cette technique présente des avantages certains par rapport aux traditionnels moteurs à essence. Daimler-Chrysler a l'intention de mettre sur le marché des modèles de série compétitifs équipés de cette technique en 2004 déjà.
Quel est le potentiel des énergies alternatives? Le Conseil mondial de l'énergie, dans une appréciation plutôt prudente, prévoit qu'à la fin du 21e siècle les énergies renouvelables représenteront une part de plus de 30% des besoins globaux en énergie, contre 17% actuellement. D'environ 75% aujourd'hui, la part des énergies fossiles tombera au-dessous de 50%.
Dans ce scénario, un rôle important revient à l'énergie nucléaire qui, du point de vue climatique, présente des avantages indubitables. Cette technologie pourrait connaître un regain de popularité à condition que l'on trouve, pour l'élimination des déchets radioactifs, une solution convaincante pour la majorité en Suisse.
Quelles énergies renouvelables ont les plus grandes chances sur le marché?
L'énergie hydraulique est d'ores et déjà armée pour faire face à la concurrence. Nous ne devons pas oublier qu'avec l'énergie hydraulique, notre pays dispose depuis longtemps d'une énergie renouvelable importante et éprouvée. Sa part à l'approvisionnement énergétique de la Suisse s'élève à environ 12 pour cent. La Suisse peut, non sans fierté, se compter au nombre des pionniers en matière d'énergies renouvelables. Je suis convaincu que notre énergie hydraulique a de bonnes chances, même dans un environnement libéralisé. Cela est d'autant plus vrai qu'à l'échéance des concessions, la loi prévoit le retour gratuit de la partie mouillée des barrages aux autorités concédantes. A ce moment-là, la situation économique des exploitants sera excellente. En effet, le coût principal de production de l'énergie hydraulique réside dans les coûts financiers nécessaires engagés lors de la construction des barrages. Si les barrages sont acquis gratuitement par un nouvel exploitant, les coûts marginaux de production de l'électricité deviennent très bas.
Le renouvellement des installations hydrauliques sera aisé après le retour des concessions. Il ne posera pas de problèmes. Par contre, pendant la période initiale d'ouverture des marchés, certains exploitants actuels pourraient être mis en difficultés financières. La plupart d'entre eux ont cependant constitué des réserves qui leur permettent de faire face à ces problèmes. D'autre part, le rythme d'ouverture modéré proposé par le Conseil fédéral devrait leur donner le temps suffisant pour s'adapter. Le danger en réalité aujourd'hui est au contraire que le rythme d'ouverture soit freiné politiquement. La conséquence en serait une ouverture sauvage du marché sous la pression de la réalité économique et de la concurrence internationale. Dans ce cas, la seule réglementation serait celle issue des dispositions relatives à la concurrence. Il faut espérer dans l'intérêt de tous que la loi puisse rapidement donner un cadre prévisible à l'ouverture des marchés. Cela est nécessaire non seulement pour la compétitivité de l'industrie et des autres utilisateurs d'énergie mais pour la branche elle-même. Nous pressentons tous que la libération des marchés donnera, à l'instar de ce qui s'est passé dans le domaine des télécommunications, des ailes à l'innovation et à la créativité de futurs entrepreneurs et commerçants.
En ce qui concerne les centrales éoliennes et la biomasse, elles sont en passe d'être mûres pour le marché. Pour la Suisse, la biomasse est intéressante. Elle est utilisée, aujourd'hui déjà, dans de petits segments du marché, pour la production de chaleur. A l'avenir, le bois et les plantes pourraient aussi apporter une contribution plus importante à la production de courant et de carburant. Certains imaginent même, l'hypothèse n'est pas folle, que la production de carburant à partir de la production végétale ait une possibilité d'avenir crédible, sur le plan écologique en tous les cas, et aussi sur le plan économique.
Enfin, d'ici peu, les cellules photovoltaïques et l'hydrogène se feront aussi une place sur le marché. C'est d'ailleurs le tandem qui présente l'un des plus grands potentiels à long terme. Pour une bonne part, les technologies nécessaires existent déjà. Mais elles ne sont pas encore prêtes pour affronter le marché.
Perspectives d'avenir / Conclusion
En résumé, l'avenir de la politique énergétique ne me paraît pas aussi sombre qu'on le laisse souvent entendre. La crainte d'une pénurie énergétique n'est pas fondée.
Le marché est en mesure de réagir à temps aux menaces de pénurie. Par contre, la politique de protection de l'environnement appelle des réactions politiques. La communauté mondiale a déjà reconnu le danger du changement climatique. Elle a dit être prête à agir de façon coordonnée aux niveaux international et national. Mais l'action ne suit pas toujours les déclarations, notamment chez les plus grands consommateurs d'énergie et parmi eux les Etats Unis. Tôt ou tard, des mesures coordonnées à l'échelle internationale devront prévoir également la suppression des aides aux énergies polluantes et la réforme écologique des systèmes fiscaux. L'économie commence à intégrer la nécessité du respect de l'environnement dans l'utilisation de l'énergie. La Suisse, une fois encore dans ce domaine, est à mon sens exemplaire. Le marché fonctionnera.
Sa créativité et l'inventivité de l'homme veilleront à ce que nous disposions, à l'avenir également, de formes d'énergie écologiques en quantité suffisante. Mais cet acte de confiance dans le marché n'est pas une invitation pour les Etats à négliger leur rôle. Les Etats doivent contribuer à la prise de conscience des problèmes. Ils doivent favoriser les transitions en fixant des normes environnementales contraignantes. Ils doivent développer des instruments d'incitations conformes au marché. Ils doivent favoriser la recherche fondamentale dans les centres d'enseignement dépendant des pouvoirs publics.
Ils doivent fixer des règles d'ouverture des marchés qui donnent plus de chance à la concurrence créative des agents économiques. Mais ils doivent aussi éviter d'entraver les marchés en subventionnant telle ou telle activité aux dépens d'autres projets.
Oui, Mesdames et Messieurs, je suis profondément optimiste face à l'avenir énergétique de nos sociétés. Je suis optimiste parce que je constate l'efficacité des marchés mais aussi parce que je crois à la capacité d'intervention des Etats pour fixer et imposer des objectifs de protection de l'environnement.
(ndlr: cette version est celle qui a été remise par le secrétariat du Conseiller fédéral F. Couchepin à l'assemblée générale de l'ASPEA. Selon la formule consacrée, "le texte prononcé fait foi".)
Source
Bundesrat Pascal Couchepin