Cinquante ans d’AIEA: plus que les «contrôles de garanties»
Entretien accordé par le professeur Werner Burkart, Directeur général adjoint de l’AIEA et Chef du département des sciences nucléaires et applications, à l’occasion du 50e anniversaire de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA)
L'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) a été fondée le 29 juillet 1957. Comment est née cette organisation internationale, et quels étaient ses objectifs?
Le mandat de l'AIEA se fonde sur la vision «Atomes pour la Paix» formulée par le Président Eisenhower en 1953. Ce mandat inclut une assistance à tous les pays-membres en matière d'utilisation de l'énergie nucléaire - pour autant qu'il soit garanti que le pays ne poursuit aucun objectif militaire - et ceci sur la base de la surveillance exercée sur place par l'AIEA. Ce double mandat a été complété plus tard par la «sûreté» (exploitation durable et sans incidents d'installations nucléaires) et par la «sécurité» (protection contre le vol de matières nucléaires). Le terme «énergie atomique» doit être compris au sens large et porte également sur les applications nucléaires dans la médecine, l'alimentation et l'agriculture, la gestion de l'eau et l'industrie.
Dans quels domaines les objectifs initiaux de l'AIEA ont-ils le mieux abouti: dans la sûreté nucléaire, dans les applications techniques, ou dans l'établissement de normes?
La coordination de la recherche, la formation et l'harmonisation transfrontalière des normes ont fait beaucoup progresser les applications nucléaires non énergétiques dans les 144 pays membres. A l'heure actuelle, 30 pays seulement, soit 21% des membres, produisent de l'électricité d'origine nucléaire. Etant donné que plusieurs pays membres rejettent l'énergie nucléaire, nos efforts dans ce domaine important portent essentiellement sur l'élévation de la sûreté des centrales nucléaires et du cycle du combustible, stockage final compris.
Les normes internationales de sûreté (Safety Standards), c'est-à-dire les recommandations de l'AIEA en vue d'une culture globale de la sûreté nucléaire, servent de base aux pays membres pour leur législation et leurs réglementations. En ce qui concerne les activités de «garanties» menées pour prévenir des applications militaires, il faut tout d'abord noter qu'il y a aujourd'hui nettement moins de pays dotés d'armes nucléaires que ce que craignait l'ancien président américain J.F. Kennedy en 1963, soit entre dix et vingt à l'horizon de la fin du siècle. Néanmoins, l'Inde, le Pakistan et Israël n'ont toujours pas adhéré au Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), alors que la Corée du Nord, l'Irak, l'Iran et la Libye ont mené, ou mènent actuellement des programmes qui donnent lieu à de sérieuses préoccupations.
Quels sont les points forts de ces 50 dernières années dans le domaine de vos compétences auprès de l'AIEA qui vous tiennent particulièrement à cœur?
L'aide concrète fournie par la recherche appliquée et la formation dans nos trois laboratoires de Seibersdorf, de Monaco et de Vienne ont amélioré l'approvisionnement médical de base et l'infrastructure agricole dans de nombreux pays en développement (www-naweb.iaea.org/ na/index/html). Notre nouvelle initiative pour le contrôle du cancer PACT (Program of Action for Cancer Therapy), programme qui a bénéficié des moyens financiers du Prix Nobel attribué à l'AIEA, enregistre de premiers progrès. Une nouvelle génération de spécialistes nucléaires est en train de se former sur les nombreux réacteurs de recherche et accélérateurs que nous soutenons dans les pays en développement. J'ai eu aussi l'honneur de diriger ces dernières années nombre des réunions ministérielles qui ont abouti à la décision de construire Iter (International Thermonuclear Experimental Reactor), un réacteur de fusion qui sera aménagé à Cadarache, en France. Bien que la production d'électricité par la fusion nucléaire soit encore un rêve, les impulsions données ainsi à la recherche présentent une importance vitale pour les sciences nucléaires. Les défis posés en matière de technique des matériaux profiteront aussi aux nouveaux réacteurs à haute température d'efficacité énergétique plus élevée.
Quel est le rôle particulier de l'AIEA dans le contexte de l'évolution actuelle et future de l'énergie nucléaire?
La renaissance de l'énergie nucléaire qui se dessine va remuer des centaines de milliards d'euros. Notre rôle sera modeste en comparaison de ces chiffres, et elle se concentrera en premier lieu sur les aspects importants de l'harmonisation des normes, des garanties, de la sûreté, de la sécurité et de la préparation aux cas d'urgence. Il est aussi extrêmement important d'expliquer clairement aux pays émergents tentés par l'énergie nucléaire les exigences techniques, financières et humaines requises pour l'exploitation sûre et rentable d'une centrale nucléaire.
Peu de temps après sa création, l'AIEA a été chargée d'une mission de surveillance des installations nucléaires, c'est-à-dire des contrôles dits «de garanties» («Safeguards»), dans le but d'en vérifier le caractère pacifique. Cette fonction politique a pris depuis lors beaucoup d'ampleur, même trop pour certains qui estiment qu'elle relègue très souvent à l'arrière-plan les autres activités de l'AIEA.
La fonction de garanties constitue l'un des trois mandats de l'AIEA; elle pourrait prendre encore plus d'ampleur si plusieurs pays non-dotés d'armes s'engageaient dans le retraitement du combustible usagé pour leur programme civil. A cela s'ajoutent les activités analytiques destinées à détecter des programmes nucléaires clandestins, activités menées au sein de notre «Laboratoire analytique pour garanties» de Seibersdorf près de Vienne. Il est évident que le rôle de «chien de garde» domine notre image publique au détriment du travail de développement technologique constructif que nous fournissons.
L'AIEA ne devrait-elle pas être subdivisée en deux: une organisation pour la diffusion, le soutien et le suivi des applications nucléaires, et une autre pour la réalisation des contrôles exigés par le Traité sur la non-prolifération nucléaire?
L'équilibre entre d'une part les activités relatives aux garanties et d'autre part l'encouragement d'applications nucléaires sûres et durable dans les domaines de l'énergie, de la santé, de l'agriculture et de l'économie de l'eau constitue une sorte de «contrat social» entre les pays membres de l'AIEA. Alors que les pays riches font preuve d'un intérêt primaire pour les domaines des garanties, de la sûreté et de la sécurité, les pays en voie de développement portent plutôt leur attention sur les contributions technologiques des applications nucléaires susceptibles de soutenir leur développement. Les pays du Sud veulent que l'AIEA leur assure une participation aux fruits de la technique nucléaire. La séparation de ces deux mandats, logique à première vue, menacerait en fait l'équilibre global du Traité sur la non-prolifération, et saperait le financement par les pays riches du vaste domaine d'activité «Coopération technique» de l'AIEA.
Avec toutes ses facettes, quelles sont les perspectives d'avenir de l'AIEA?
Le potentiel des applications nucléaires pacifiques est encore loin d'être épuisé. Dans ce domaine en pleine croissance, nous essayons de remplir les fonctions qui ne peuvent être assurées ni par le marché lui-même, ni par des institutions nationales ou régionales. Garanties, sûreté, harmonisation des normes, formation et aide au développement: tels sont les champs principaux de nos activités. En tant que représentant du Secrétariat de l'AIEA, je dois rappeler que le programme et le budget sont fixés par les pays-membres et par les 35 membres du Conseil des gouverneurs. La Suisse vient précisément de prendre place pour trois ans au sein de ce Conseil des gouverneurs.
Comment voyez-vous l'évolution future de l'énergie nucléaire au niveau mondial?
Protection du climat, sécurité d'approvisionnement incertaine et augmentations des prix des combustibles fossiles ont provoqué un fort regain d'intérêt pour l'énergie nucléaire. La Chine et l'Inde, pays émergents à forte croissance, misent sur la carte nucléaire. Et même en Autriche, l'un des pays les plus farouchement hostiles à l'énergie nucléaire, où se trouve le siège de l'AIEA, l'opinion publique admettra dans un avenir plus ou moins éloigné que l'option nucléaire constitue un moindre mal par rapport au charbon ou au pétrole. L'énergie nucléaire bat d'ailleurs le solaire et l'éolien de plusieurs longueurs en matière de fiabilité et de coûts: à ce propos, à combien s'élève leur contribution, sous nos latitudes, de novembre à janvier?
Une dernière question: vous avez grandi en Suisse et y avez commencé votre carrière professionnelle. Que peut faire la Suisse pour aider l'AIEA: davantage de Suisses dans l'état-major de l'organisation, davantage de moyens pour la recherche et l'encouragement de la technique dans des pays en développement, davantage de visibilité en général?
Dans un monde globalisé, les réseaux d'organisations internationales ont une grande valeur, surtout pour les petits pays. En plus des contributions de la Suisse au budget de l'AIEA - et les possibilités d'emploi régulier qui en découlent pour les Suisses - il est aussi possible de détacher pour un ou deux ans à Vienne de jeunes spécialistes nucléaires issus d'instituts de recherche, de centrales nucléaires ou de l'administration. Des programmes tels que le PACT, ou d'autres projets d'assistance dans la médecine, l'industrie et l'agriculture, progressent souvent plus rapidement grâce à des contributions supplémentaires de pays membres. Nous serions très heureux que la Suisse prenne en charge des parrainages supplémentaires de centres de thérapie du cancer et de programmes de gestion d'eau en pays arides. Ceci sert aussi la cause de l'acceptation de l'énergie nucléaire: les médecins et les spécialistes des sciences de l'environnement familiarisés avec la radioactivité et les rayonnements sont en effet les meilleurs ambassadeurs des sciences nucléaires.
En ce qui me concerne, je me souviens avec émotion de ma formation et des débuts de ma carrière professionnelle au sein de la communauté nucléaire suisse, dont la réputation internationale n'est plus à démontrer, notamment à l'Institut Paul Scherrer, dans les instituts universitaires, dans les cliniques, et naturellement aussi avec les cinq centrales nucléaires, tout ce qui m'a permis de devenir un généraliste nucléaire. La Suisse a beaucoup à offrir dans ce domaine.
L'entretien s'est déroulé le 20 septembre 2007 à Vienne. Les questions ont été posées par Bruno Pellaud, Président du Forum nucléaire suisse et ancien Directeur général adjoint de l'AIEA.
Werner Burkart a fait des études de biochimie et de microbiologie à l'Ecole polytechnique fédérale de Zurich, études qu'il a achevées par un doctorat en biochimie. Il a également obtenu un master en Santé environnementale à l'Institut de médecine environnementale du «New York University Medical Center».
Après avoir exercé ses activités dans le service de biologie et de médecine du Fonds national suisse, Werner Burkart a travaillé auprès de l'Institut Paul Scherrer, à partir de 1988 comme directeur du département de l'hygiène radiologique. Il est actuellement professeur de radiobiologie à l'Université Ludwig-Maximilians de Munich, et depuis 2000, il est l'un des directeur généraux adjoints de l'AIEA et chef du département des sciences nucléaires et applications.