Le rôle de l’énergie nucléaire dans la décarbonation
Interview d’Henri Paillère, chef de la Section de la planification et des études économiques, Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) (2e partie)
Bon nombre de pays ont des réacteurs vieillissants qui entrent en phase d’exploitation à long terme et qui seront désaffectés dans un avenir prévisible. Ces pays doivent-ils maintenant construire des réacteurs de génération III ou III+, ou leur conseilleriez-vous d’attendre la maturité commerciale des SMR, voire l’avènement de la génération IV?
Non, il n’est pas nécessaire d’attendre. Permettez-moi tout d’abord de relever qu’il existe une vaste gamme de technologies nucléaires pour différentes tailles de réseau et différents segments de marché, ce qui à mon avis est une bonne chose. Je ne pense pas qu’il faille attendre l’arrivée de la prochaine technologie, car des technologies, nous en avons déjà toute une série. Les premiers réacteurs de génération III ont constitué des projets plutôt difficiles et très coûteux. Mais je pense que cette technologie est aujourd’hui établie et disponible, et qu’elle peut être déployée moyennant des durées de construction relativement courtes.
Il existe par ailleurs un grand nombre de projets de petits réacteurs modulaires (SMR). En septembre 2022, l’AIEA a publié une brochure présentant plus 80 concepts de SMR en cours de développement. Je suppose que la plupart d’entre eux ne verront jamais le jour et que seuls quelques-uns atteindront le stade de la commercialisation et réussiront à s’imposer sur le marché. Mais ils sont intéressants et offrent quelques caractéristiques dont les grands réacteurs ne disposent pas. Ainsi, dans les pays dotés de tout petits réseaux, on ne peut pas construire de grands réacteurs, mais un SMR est susceptible de convenir. On entend souvent que les SMR sont plus flexibles que les grands réacteurs. Je trouve cela un peu exagéré, car il existe des exemples d’exploitation très flexible de grands réacteurs, notamment en France. Et tous les énergéticiens européens qui misent sur les grands réacteurs ont ces exigences de flexibilité. Les grands réacteurs peuvent tous être exploités de manière flexible en cas de besoin, même si ce n’est vraisemblablement pas la meilleure solution d’un point de vue économique, étant donné qu’il s’agit d’installations à forte intensité en capitaux, que l’on aimerait donc exploiter 24 heures sur 24.
À mon avis, le plus grand intérêt de certaines catégories de SMR, c’est qu’en plus de la production d’électricité, ils offrent, dans une mesure probablement un peu plus importante que les grands réacteurs, la possibilité de décarboner de vastes pans du système énergétique, par exemple en fournissant de la chaleur à distance. Bien évidemment, les grands réacteurs se prêtent aussi au chauffage à distance, comme je l’ai appris lors d’une visite de la centrale nucléaire de Beznau. Mais une certaine catégorie de SMR, les réacteurs dits avancés, se prête particulièrement bien à des applications comme la production d’hydrogène ou de chaleur à haute température, et il y a fort à parier que nous en aurons besoin.
Le nucléaire est l’une des rares technologies, voire la seule, à même de produire à grande échelle les trois vecteurs énergétiques secondaires bas carbone dont nous avons besoin: électricité, chaleur, hydrogène. Nous devrions tout d’abord considérer les SMR comme des chaudières bas carbone dont la production de chaleur peut servir à de multiples applications. En Chine, où la pollution de l’air constitue un problème dans les villes du nord qui utilisent le chauffage urbain alimenté par des centrales au charbon, nous avons mené des projets consistant à déployer des réacteurs nucléaires pour le chauffage: la chaleur à distance qu’ils délivrent contribue à réduire la pollution et les émissions. Voilà un exemple d’application pour laquelle il est relativement facile d’utiliser des SMR.
Donneriez-vous les mêmes conseils à un pays émergent ou à l’un des pays d’Afrique que vous avez mentionnés précédemment comme possédant un petit réseau d’électricité? De tels pays auraient-ils intérêt à attendre l’arrivée des SMR?
De fait, l’Égypte vient d’autoriser la construction d’une grande centrale nucléaire, et nous nous attendons à ce que le Ghana fasse une annonce à propos de son programme nucléaire et de ses projets de construction dans un avenir proche. Selon les informations fournies par les experts du ministère ghanéen de l’Énergie, le réseau électrique du pays à une taille d’environ 5 GW, et il existe une règle en vertu de laquelle on ne peut introduire dans un réseau de technologie qui représente plus de 10% de sa taille. Pour le moment, il faudrait donc se limiter à un réacteur de 500 MW. Néanmoins, on estime que le réseau électrique atteindra 7 GW en 2030, si bien que la taille idéale du nouveau réacteur serait de 700 MW. Mais les interconnexions avec les réseaux des pays voisins et les besoins de ces derniers jouent aussi un rôle. Quant à l’Afrique du Sud, pour prendre un autre exemple, elle dispose d’une centrale nucléaire, celle de Koeberg, dotée de deux tranches de 900 MW. Il s’agit d’un grand pays, qui dépend encore beaucoup du charbon pour sa production d’électricité, mais qui entend abandonner ce combustible et décarboner. Les énergies renouvelables joueront bien entendu un rôle dans ce processus, mais peut-être qu’un grand réacteur serait également judicieux. Cela dépend notamment de l’infrastructure du réseau et de la disponibilité de sites.
Vous avez mentionné la longue durée du processus de construction et les coûts initiaux élevés, qui sont les deux arguments favoris contre les nouvelles centrales nucléaires, avec bien entendu la gestion des déchets radioactifs, dont on dit que c’est un problème encore non résolu. Quelles améliorations possibles voyez-vous dans ces trois domaines pour l’avenir et quel pourrait être le plus grand obstacle à surmonter pour pouvoir construire de nouveaux réacteurs?
Permettez-moi de commencer par la partie la plus facile, à savoir la gestion des déchets. L’attente a été longue pour tout le monde, mais la solution est connue depuis plus d’une décennie. La solution la plus sûre est le stockage en couches géologiques profondes, et il faut maintenant qu’elle soit mise en œuvre. La Finlande ouvre la voie, et j’attends avec impatience les premiers mois d’exploitation, lors desquels des déchets de haute activité seront placés dans le dépôt. C’est quelque chose que les gens doivent savoir. Si l’on nous oppose l’argument selon lequel le problème des déchets n’est pas résolu, c’est que nous n’avons pas réussi à expliquer suffisamment et à ancrer dans les esprits les progrès réalisés dans le cadre de différentes initiatives nationales.
Venons-en maintenant à la durée de la construction: nous avons réalisé en Finlande, en France et aux États-Unis des projets inédits qui ont suscité beaucoup d’attention, avec des retards dus à de bonnes raisons. Mais il ne faut pas oublier que d’autres pays du monde ont construit des réacteurs, notamment de génération III, en beaucoup moins de temps. Parce qu’ils disposent de chaînes d’approvisionnement habituées à construire des réacteurs ou n’ayant pas arrêté de le faire pendant plus d’une décennie. Il se peut aussi que la conception choisie ait été légèrement plus facile à construire. Je ne conteste pas qu’il y ait eu des retards considérables dans certains projets, mais j’aimerais aussi mentionner des exemples comme celui du Japon dans les années 1990: là, plusieurs réacteurs à eau bouillante ont été construits en moins de quatre ans. Cela fait une sacrée différence par rapport à des projets, certes plus complexes, de génération III comme l’EPR en Europe ou l’AP1000 aux États-Unis. De nombreux enseignements ont été tirés de ces retards et, d’après ce que j’entends dire, des améliorations sont déjà en cours pour accélérer la construction de la prochaine série de projets.
L’un des points importants, que l’on observe notamment au Royaume-Uni avec le projet Hinkley Point C, c’est qu’il est utile de construire les tranches par paires. Le programme nucléaire français avait déjà mené à ce constat. Les Chinois construisent eux aussi par paire. Ainsi, les ouvriers sur place peuvent passer d’une tranche à l’autre, ce qui contribue grandement à raccourcir la durée de construction.
Une grande partie du dépassement des coûts était due aux retards et au fait que la conception n’était peut-être pas entièrement documentée. Mais une fois les premiers projets achevés, nous pouvons nous attendre à ce que ces réacteurs soient construits plus vite et à moindre coût.
Revenons brièvement au SMR. De nombreuses activités sont en cours dans le monde entier pour le développement des SMR. Quelles mesures l’AIEA prend-elle, par exemple sur le plan de la réglementation, pour soutenir ce développement?
Les États membres de l’AIEA, qu’ils possèdent déjà des centrales nucléaires ou qu’ils envisagent d’en construire pour la première fois, ont témoigné un haut niveau d’intérêt à l’égard des SMR, si bien que l’agence s’est dotée l’année dernière en interne de ce que nous appelons la plateforme SMR. L’objectif est double: il s’agit d’une part de mieux coordonner le travail entre les différents services de l’AIEA, et plus particulièrement entre son Département de l’énergie nucléaire, qui se consacre avant tout à la technologie et aux aspects économiques, et sa Division de la sûreté des installations nucléaires, compétente pour les questions sécuritaires en lien avec les SMR. D’autre part, au-delà de l’amélioration de notre coordination interne, nous souhaitons aussi créer pour les États membres un guichet unique leur permettant de nous adresser leurs questions sur les SMR et de recevoir nos réponses, afin de satisfaire à leurs besoins d’information et de soutien.
S’agissant des SMR, notre travail comporte encore un autre volet: l’harmonisation des activités de réglementation des autorités de surveillance et la standardisation des approches industrielles. À ce sujet, notre directeur général a lancé début 2022 la «Nuclear Harmonization and Standardization Initiative (NHSI)» (initiative d’harmonisation et de standardisation nucléaires), prononcée «Nessie». Elle a pour but d’accélérer le déploiement des SMR, d’une part en standardisant des éléments tels que la chaîne d’approvisionnement, les codes et les normes techniques, et d’autre part en harmonisant les exigences réglementaires, ce qui à mon avis est l’élément le plus attendu. L’industrie nucléaire mondiale aspire de longue date à une telle harmonisation, afin que si une conception est certifiée dans un pays, elle puisse obtenir plus rapidement sa certification dans d’autres pays, comme cela se fait déjà dans le domaine de l’aéronautique par exemple. L’agence reconnaît bien entendu à chaque pays membre la compétence de réglementer et d’autoriser les nouvelles activités nucléaires. Cela dit, un dialogue entre les régulateurs ne peut que contribuer à accélérer l’homologation et l’octroi d’autorisations aux conceptions SMR. Par conséquent, cette initiative suscite beaucoup d’espoirs.
Beaucoup de gens ne sont pas au courant des activités menées par l’AIEA dans le domaine des applications nucléaires médicales et agricoles, où vous avez vos propres laboratoires et soutenez les pays membres dans leur recherche de solutions, comme pour le contrôle des maladies de la banane par exemple. De quels projets êtes-vous le plus fier?
Bien que je ne travaille pas dans le département des applications nucléaires, je connais très bien ces applications et l’intérêt qu’elles suscitent auprès des États membres. À la COP27, notre agence disposait d’un pavillon, où nous avons présenté des informations à la fois sur la production d’énergie, sur ces applications nucléaires et sur l’adaptation aux changements climatiques. Vous avez mentionné les bananes, mais beaucoup d’autres applications ont été développées au fil des ans pour lutter contre les maladies des végétaux, et l’agence est l’une des organisations les plus compétentes au monde dans ce domaine. Par ailleurs, les programmes de santé, par exemple pour le traitement du cancer, ont également un impact très positif sur la vie des gens. En la matière, certaines technologies courantes dans les pays industrialisés sont inaccessibles dans les pays en développement. Nous nous employons donc à les rendre accessibles aux systèmes de santé de ces pays, grâce notamment à un programme appelé «Rayons d’espoir». Reste effectivement que les applications médicales de la technologie nucléaire sont encore peu connues du grand public.
Comment voyez-vous l’avenir de l’énergie nucléaire et dans quelle mesure celui-ci est-il impacté par les événements en Ukraine?
Comme je l’ai déjà mentionné, un certain nombre de décideurs politiques ont redécouvert l’importance du rôle que le nucléaire peut jouer dans la sécurité de l’approvisionnement énergétique. La guerre en Ukraine amplifie la crise énergétique, ce qui explique peut-être en partie les annonces faites par un certain nombre de pays qui auparavant n’étaient pas aussi explicites quant à leur intention de construire de nouveaux réacteurs. Je pense notamment à la Suède, aux Pays-Bas et à certains Pays baltes. Il me semble donc que la crise a permis de prendre conscience du rôle que peut jouer le nucléaire en matière de sécurité d’approvisionnement. Sans compter – aspect très important – que cette sécurité peut être obtenue avec des coûts de production stables. Certaines personnes pensent que les pays ayant une part importante de nucléaire bénéficient d’un prix de l’électricité peu élevé. Mais ce n’est pas ainsi que les choses fonctionnent. Les marchés de l’électricité sont conçus de telle manière que les prix sont déterminés par la technologie qui présente les coûts marginaux les plus élevés, indépendamment des coûts de production effectifs. Par conséquent, je pense qu’une autre des questions que devront résoudre les décideurs, c’est de savoir comment mettre en place un système énergétique dont les coûts, payés à l’industrie par les consommateurs, reflètent les coûts de production du mix d’électricité et non ceux d’une technologie donnée.
Dr. Henri Paillère
Au bénéfice de plus de 26 ans d’expérience dans le secteur de l’énergie nucléaire, Henri Paillère occupe actuellement le poste de chef de la Section de la planification et des études économiques de l’AIEA, organisation qu’il a rejointe en février 2020. De 2011 à 2019, il a travaillé à l’Agence pour l’énergie nucléaire (AEN) de l’OCDE, à Paris, comme analyste senior et directeur suppléant de la division Nuclear Technology Development and Economics. Pendant cette période, il a notamment dirigé le secrétariat technique de deux initiatives internationales, le Forum international Génération IV et l’International Framework for Nuclear Energy Cooperation (IFNEC). De 2009 à 2011, il a été responsable de programmes R&D chez Alstom, et auparavant, il a travaillé pendant 13 ans au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), où il a occupé différents postes, notamment celui de responsable des programmes européens au sein de la division de l’Énergie nucléaire. Henri Paillère est titulaire d’un doctorat de l’Université Libre de Bruxelles, Institut von Kaman de Dynamique des fluides (1995), d’un master of science en ingénierie aérospatiale de l’Université du Michigan (1991) et d’un diplôme d’ingénieur de l’École Nationale supérieure de techniques avancées (1991).