Le défi de l’alimentation en électricité des centres de calcul
Les besoins en électricité des centres de calcul montent en flèche en raison de la demande croissante de cloud computing, d’intelligence artificielle et d’autres applications très gourmandes en données. Certaines entreprises technologiques, surtout aux États-Unis, commencent donc à envisager de recourir à l’énergie nucléaire pour assurer à leurs centres de calcul une alimentation en électricité fiable et respectueuse de l’environnement.
En automne 2023, une offre d’emploi publiée par Microsoft a fait sensation: le géant de la tech cherchait un «Principal Program Manager Nuclear Technology» qui aurait notamment pour mission de déterminer d’un point de vue technique s’il est possible d’utiliser de petits réacteurs modulaires (SMR) ou des microréacteurs pour alimenter en électricité les centres de calcul dédiés au cloud et à l’intelligence artificielle. Les centres de calcul en question étant très énergivores, cette démarche fait sens. L’Agence internationale de l’énergie (AIE) a d’ailleurs récemment déclaré qu’elle s’attendait à ce que la consommation d’électricité des centres de calcul double d’ici 2026 à l’échelle mondiale. Et dans le livre blanc «Powering Intelligence - Analyzing Artificial Intelligence and Data Center Energy Consumption» publié en mai 2024, l’organisation américaine à but non lucratif Electric Power Research Institute (EPRI) indique qu’une recherche sur Internet faisant appel à l’IA consomme 2,9 wattheures, contre 0,3 wattheure pour une recherche traditionnelle. Quant à la création de musique, de photos et de vidéos assistée par l’IA, elle pourrait s’avérer encore plus énergivore.
Le fait est que les grands groupes technologiques tels qu’Amazon, Apple, Meta, Google (Alphabet) et Microsoft font monter en flèche la consommation d’électricité, principalement en raison de la croissance rapide de leurs centres de calcul. Ces derniers sont indispensables au bon fonctionnement des services cloud et d’autres processus numériques ainsi qu’au développement de l’IA. Mais ils consomment des quantités gargantuesques d’électricité pour assurer le fonctionnement des serveurs, systèmes de refroidissement et autres équipements nécessaires au stockage et au traitement d’un volume tout aussi énorme de données. Selon l’EPRI, les centres de calcul pourraient consommer jusqu’à 9% de l’électricité produite aux États-Unis à l’horizon 2030, ce qui représente plus du double de leur consommation actuelle. C’est pourquoi les exploitants de ces centres, qui restent désireux d’atteindre les objectifs de durabilité qu’ils se sont fixés, souhaitent conclure des contrats d’achat à long terme d’électricité bas carbone.
Amazon Web Services (AWS)
Début mars 2024, l’énergéticien Talen Energy Corporation a annoncé avoir vendu Cumulus, un campus de centre de calcul de 1200 hectares, à Amazon Web Services (AWS), une filiale d’Amazon qui fournit des plates-formes de cloud computing, pour un montant de 650 millions de dollars. Le campus Cumulus, qui dispose de quatre sous-stations offrant un potentiel total de 960 MW, est directement connecté à la centrale nucléaire de Susquehanna, dans le nord-est de la Pennsylvanie.
«Nous sommes convaincus que cette transaction est porteuse de progrès et d’avantages à long terme», a déclaré Mark McFarland, président et CEO de Talen Energy, lors d’une discussion avec des investisseurs et des représentants des médias. En effet, la consommation mondiale d’électricité est en pleine croissance «et les centres de données sont au cœur de cette évolution», a-t-il précisé.
«Il y a quelques années, Amazon s’est fixé l’objectif ambitieux d’atteindre la neutralité climatique d’ici à 2040, soit dix ans avant l’accord de Paris. Dans le cadre de cet objectif, nous sommes en train de passer à une alimentation à 100% renouvelable pour nos sites, ce qui sera chose faite en 2025, soit cinq avant le délai de 2030 que nous nous étions fixé initialement», a déclaré un porte-parole d’Amazon. «Pour compléter nos projets solaires et éoliens, dont la production dépend des conditions météorologiques, nous étudions de nouvelles technologies et innovations, et investissons dans d’autres sources d’énergie propres et exemptes de carbone. L’accord conclu avec Talen Energy s’inscrit dans cette dynamique.»
Selon la présentation donnée par Talen Energy à l’intention des investisseurs, l’entreprise fournira au nouveau centre de données d’AWS de l’électricité nucléaire à prix fixe pendant la phase de construction. En retour, AWS assumera des obligations minimales d’achat d’électricité définies contractuellement, qui augmenteront par tranches de 120 mégawatts sur plusieurs années. L’entreprise informatique dispose d’une option unique pour plafonner ses engagements à 480 MW et de deux options de prolongation de 10 ans liées aux décisions qui seront prises en 2042 et 2044 quant au renouvellement de l’autorisation d’exploiter les deux réacteurs de Susquehanna. Le 1er novembre 2024, à la suite d’un recours déposé par les groupes énergétiques Exelon et American Electric Power, la Federal Energy Regulatory Commission (FERC) américaine a toutefois invalidé, par deux voix contre une, l’accord conclu entre Talen Energy et AWS, au motif que l’achat de grandes quantités d’électricité prévu par AWS pourrait mettre en péril la sécurité du réseau et avoir des répercussions négatives sur les clients des fournisseurs d’énergie (voir encadré). Talen Energy cherche actuellement des solutions pour lever les objections du régulateur.
Les effets négatifs d’une trop grande proximité
L’implantation de centres de données à proximité d’une centrale nucléaire (ou d’un autre type de centrale électrique) pour en soutirer directement de l’électricité (pratique désignée par l’anglicisme de «co-location») devient de plus en plus fréquente, car elle répond au besoin de ces centres de disposer d’énergie bon marché, stable et exempte de carbone. Selon Tony Clark, spécialiste du sujet et conseiller chez Wilkinson Barker Knauer, la «co-location» n’est toutefois pas sans poser des problèmes d’équité, car le raccordement direct à une centrale électrique évite le paiement des redevances qui contribuent à financer l’entretien du réseau. Conséquences potentielles: réduction de l’offre d’électricité et hausse de son coût pour les consommateurs privés. «Il existe toute une série de coûts qui sont facturés par l’intermédiaire des gestionnaires de réseau, et que l’on n’a pas à payer si l’on n’est pas raccordé à l’installation de production au travers du réseau», indique M. Clark. «Ces coûts sont l’élément de la facture qui va augmenter pour tous les autres consommateurs d’électricité». Toujours selon M. Clark, ce problème relève de la sphère politique.
Microsoft
Microsoft Corporation envisage également de recourir à l’énergie nucléaire pour assurer l’approvisionnement en électricité de ses centres de calcul. L’entreprise technologique a conclu un partenariat avec Constellation Energy Corporation pour remettre en service la tranche nucléaire Three Mile Island 1, en Pennsylvanie, qui avait été déconnectée prématurément du réseau il y a cinq ans pour raisons économiques. L’accord, qui court sur 20 ans, sert les objectifs climatiques de Microsoft. «Sa conclusion représente une étape importante dans les efforts déployés par Microsoft pour contribuer à la décarbonation du réseau électrique», a indiqué Bobby Hollis, Vice President of Energy chez Microsoft. «Elle soutient notre objectif de devenir neutre en carbone.»
Selon Constellation, des investissements importants seront réalisés pour préparer ce redémarrage. La remise en service de l’installation requiert notamment l’accord de l’autorité de sûreté nucléaire (la NRC), ce qui implique une évaluation complète de la sûreté et des impacts environnementaux de l’installation, ainsi que l’aval des autorités nationales et locales compétentes. Constellation vise une reconnexion au réseau à l’horizon 2028 et, parallèlement, une prolongation jusqu’en 2054 au moins de l’autorisation d’exploiter.
Les petits réacteurs modulaires (SMR) également en lice
Les SMR pourraient eux aussi jouer un rôle clé en s’intégrant directement dans l’infrastructure des centres de calcul, leur offrant ainsi une source d’énergie fiable et exempte de CO₂. L’actuelle secrétaire américaine à l’Énergie Jennifer Granholm entend promouvoir activement le développement de cette technologie.
Plusieurs entrepreneurs s’engagent personnellement en faveur des technologies nucléaires innovantes. Ainsi, Bill Gates, le cofondateur de Microsoft, est l’un des principaux investisseurs soutenant le développeur de SMR TerraPower. Quant à Sam Altman, s’il est surtout connu en tant que CEO d’OpenAI, il n’en reste pas moins étroitement lié à la start-up Oklo, qui développe elle aussi un SMR.
Les groupes technologiques Amazon, Oracle et Google envisagent ouvertement de recourir à des SMR pour approvisionner leurs centres de calcul en électricité. Et NuScale Power, un autre développeur de SMR, a lui aussi exprimé son intérêt pour des partenariats en ce sens avec de grandes entreprises technologiques.
Amazon
À la mi-octobre 2024, Amazon a annoncé la signature de trois accords visant à promouvoir des projets nucléaires, en particulier la construction de plusieurs SMR.
Conclu avec Energy Northwest, un consortium d’entreprises publiques d’approvisionnement en énergie, le premier de ces accords porte sur le financement d’une étude de faisabilité relative à la construction d’un SMR, le Xe-100 de X-energy, à proximité d’un site d’Amazon. Energy Northwest et X-energy travaillent d’arrache-pied sur ce projet depuis 2020. L’accord donne le droit à Amazon d’acquérir le courant produit par les quatre premiers modules en projet, qui offriront une puissance totale de 320 MW. Energy Northwest pourra installer jusqu’à huit modules supplémentaires d’une puissance de 80 MW chacun, ce qui porterait à 960 MW la puissance de la centrale nucléaire ainsi créée. L’énergie supplémentaire produite serait distribuée par Amazon et les entreprises d’approvisionnement à des ménages et à d’autres acteurs économiques.
Amazon s’est également engagée à investir 500 millions de dollars pour financer le développeur de réacteurs X-energy en collaboration avec Ken Griffin, fondateur et CEO de Citadel, ainsi qu’avec NGP Energy Capital, l’Université du Michigan et Ares Management Corporation. Cette somme doit permettre de soutenir le développement et l’homologation du SMR Xe-100.
Le troisième accord a été signé avec Dominion Energy pour explorer la possibilité de développer un projet de SMR à proximité de la centrale nucléaire existante de North Anna. Ce projet amènerait une augmentation de capacités d’au moins 300 MW dans l’État de Virginie, où, selon les projections de Dominion, les besoins en électricité devraient augmenter de 85% au cours des 15 prochaines années. La Virginie possède en effet le plus grand parc de centres de calcul au monde. Quelque 35% des centres de données hyperscale connus dans le monde, soit près de 150, se trouvent sur son territoire. Un centre de données hyperscale est une installation dont la surface est supérieure à 10 000 m2 et qui requiert une puissance moyenne de plus de 25 MW.
Oracle
Oracle est le géant de la tech qui a annoncé le plus récemment son intention de faire appel à des centrales nucléaires, notamment des SMR, pour approvisionner en électricité ses futurs centres de données et de calcul. Actuellement, l’entreprise exploite ou construit pas moins de 162 centres de données cloud dans le monde. Le plus grand d’entre eux nécessite une puissance de 800 MW. Lors d’une discussion avec des investisseurs tenue le 9 septembre 2024, le Chief Technology Officer d’Oracle, Lawrence Joseph Ellison, a annoncé son projet de construire un centre de calcul d’une puissance de plus d’un gigawatt, qui serait alimenté en électricité par trois SMR situés à proximité. Aucune autre information n’a été donnée sur le projet. Selon M. Ellison, l’utilisation de SMR offrirait à Oracle une source d’énergie potentiellement économique et exempte de CO2 qui permettrait à l’entreprise d’exploiter ses services cloud de manière durable. Le CTO a ajouté que ces réacteurs sont particulièrement intéressants, car ils peuvent fournir de l’énergie en continu, ce qui est essentiel à l’exploitation des grands centres de données, qui doivent fonctionner 24 heures sur 24.
Google (Alphabet)
Google – une filiale à 100% d’Alphabet – développe lui aussi des centres de calcul dont l’approvisionnement en électricité requiert une puissance supérieure à un gigawatt. L’entreprise a signé avec le développeur de SMR Kairos Power un accord en vertu duquel celui-ci va développer, construire et exploiter une série de SMR d’une puissance totale de 500 MW. L’accord porte sur plusieurs sites et ouvre la voie à la commercialisation de petits réacteurs avancés. Le premier SMR devrait être mis en service d’ici 2030 et soutenir l’objectif de Google d’atteindre le zéro émission nette dans le cadre de l’exploitation de ses centres de calcul et tout au long de sa chaîne de valeur. Un tel objectif suppose que ses installations soient approvisionnées 24 heures sur 24 par de l’énergie exempte de CO2.
Le nucléaire, une source d’énergie potentielle pour les centres de calcul
Selon l’Energy Information Administration (EIA) américaine, les exploitants de centres de calcul se tournent de plus en plus vers l’atome, car cette forme d’énergie leur garantit un approvisionnement électrique stable et décarboné 24 heures sur 24. Malgré leurs coûts de construction élevés, les centrales nucléaires produisent de l’électricité à des coûts d’exploitation relativement bas, un seul réacteur pouvant offrir une puissance de 800 MW ou plus. Les centrales nucléaires n’émettent pas de CO2 lors de la production d’électricité, ce qui est particulièrement intéressant pour les entreprises technologiques, qui se sont fixé des objectifs de réduction des émissions et tiennent à les atteindre. L’EIA relève néanmoins que l’évolution de la demande d’électricité des centres de calcul reste incertaine: on ne sait pas exactement quelles capacités de traitement seront construites, combien de temps cela prendra, et quels seront les gains d’efficacité découlant du progrès technologique.
Auteur
M.A./D.B. d’après diverses sources
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